Un jour, Franck Cammas a dit un truc dingue à son sponsor : « courir le Rhum c’est bien. Pourquoi ne pas le faire avec notre plus gros bateau? »
Il sourit en se rappelant ce moment. On l’a pris pour un fou. Mais pourtant, « ça se tente… ».
Et c’est ce qu’il a fait.
Michel Etevenon aussi peut rigoler dans sa tombe. C’est ainsi qu’il avait voulu la Route du Rhum lors de sa création en 1978.
Pas de limite, les marins se présentent sur la ligne de départ avec le bateau de leur choix.
En 2010, les géants des mers sont donc de retour.
L’avenir de la voile ne peut s’écrire qu’en multicoques, assènent depuis longtemps déjà les plus grands marins français, attachés à l’un des derniers espaces de liberté, tant d’un point de vue architectural que sportif.
Dans la catégorie des Ultimes, le nom donné aux plus grands trimarans de la flotte, il y a donc du beau monde. A commencer par Cammas.
Du haut de son mètre soixante-dix, il va tenter de mener, seul, son immense « Groupama 3 ». Certes, le mât a été raccourci, la surface de voile diminuée, mais ça reste un trimaran de 32m de long prévu à l’origine pour un équipage de 10 marins.
Quelques mois avant le départ de la Route du Rhum, Franck Cammas et son équipage décrochent le graal à bord de ce trimaran : le trophée Jules Vernes, un record du tour du monde en 48 jours.
« Durant le trophée, ils se foutaient tous gentiment de ma gueule à bord » raconte Franck. « Manœuvrer seul un tel bateau, personne n’y croyait trop ».
Et pourtant, Cammas persiste dans son idée.
Du vélo en pleine mer
Il bosse dur, se prépare physiquement, invente des astuces avec son équipe technique pour se simplifier la tâche.
Son « vélo des mers », destiné à border les voiles ou hisser les drisses avec les jambes plutôt qu’avec les bras, fait des ravages dans les médias.
Comme ses autres compagnons de classe, Franck travaille également son physique et son endurance.
Le gigantisme paye ! On n’a jamais vu autant de monde et de bateaux à Saint-Malo. 85 marins s’apprêtent à prendre le départ, un record.
Le tenant du titre, Lionel Lemonchois, retourne au combat. Mais il a changé de classe. « C’est le marin passé d’un baron à un prince » titre la presse.
Il reste l’homme le plus rapide sur la distance. Mais la famille Rotshild lui a signifié son congé, lui préférant Yann Guichard.
Pour pouvoir jouer réellement la compétition avec les Ultimes, Gitana 11, qui avait mené Lionel à la victoire en 2006, est rallongé de 5 mètres.
Qu’en pense Lemonchois ? « C’était l’idée que j’avais mais j’ai tourné la page. Avec mon sponsor, on parle la même langue et pas la peine de traduire. Ca change » dit-il avec un sourire.
C’est donc à bord d’un trimaran de 50 pieds que le Normand s’apprête à traverser une nouvelle fois l’Atlantique, forcément à vitesse plus réduite, mais visiblement toujours avec envie.
Comme à chaque édition du Rhum, durant les premières heures de course, chacun s’observe.
On regarde ceux qui se lancent dans l’ascension Nord, et ceux qui plongent au Sud. Ce coup-ci, tous les routages donnent le Nord gagnant. Une voie sans doute plus audacieuse mais également beaucoup plus physique.
A terre, les deux tacticiens de Franck Cammas, Charles Caudrelier et Jean Luc Nelias, hésitent : « Ca a été très difficile de choisir. Il fallait une voie qui soit adaptée aux caractéristiques du bateau et aux possibilités de Franck. Un dilemme…mais on y a cru ».
Voilà donc Cammas parti naviguer dans le grand Sud.
« J’ai compris que Cammas avait un avion, ce n’était plus du domaine du nautisme »
Francis Joyon
Francis Joyon et son maxi trimaran IDEC (sept mètres plus petit que celui de Cammas) prennent sensiblement la même option. Mais rapidement, Joyon se retrouve largué. « J’ai compris que Cammas avait un avion, ce n’était plus du domaine du nautisme ! Le premier jour, il s’est envolé. Il nous a collé cent milles. Je pensais qu’il avait un potentiel important mais un tel décalage, je ne m’y attendais pas. » Alors Francis s’accroche malgré tout, il mouline, mouline encore et encore. Mais le trou est fait, l’écart conséquent.
Thomas Coville, l’autre adversaire annoncé de Franck, a choisi de ne pas faire dans la demi-mesure. Pour gagner, il sait qu’il doit tenter « autre chose ». Ca sera donc la route Nord. Un choix ambitieux et osé mais qui peut payer.
Mais arrivé à la hauteur des Açores, la drisse de grand voile tombe. « Je me suis retrouvé avec la grand voile sur le pont. Normalement, c’était l’abandon. Alors je m’y suis collé. Le mât fait trente cinq mètres. La première fois j’ai pu monter jusqu’à trente mètres. La deuxième fois, c’était de nuit. Il y avait trop de houle ce qui m’a définitivement décidé à redescendre. »
Thomas parvient au terme de nombreux efforts à établir un gréement qui tienne la route. « Quand je sens que mon bateau n’est pas à cent pour cent de son potentiel, c’est comme s’il était blessé. J’avais envie de le soigner mais ce n’était pas possible ».
Sur les ondes, Coville ne dit rien. Impensable de montrer à l’adversaire qu’il a été fragilisé.
Franck parait si petit sur ce bateau si grand
Le vent est tombé. Le géant vert peine dans la pétole.
En short et tee-shirt, Franck Cammas reste dans l’action. « C’est la première fois que je vois la Guadeloupe sans brouillard » se souvient le marin. Les premiers bateaux suiveurs commencent à affluer.
Franck parait si petit sur ce bateau si grand. Il sait que désormais, on ne pourra plus le rattraper. Joyon et Coville sont loin. On pensait son trimaran trop grand, trop lourd, trop physique. Trop tout. C’est justement ce gigantisme qui est en train de le porter vers la victoire.
Pointe-à-Pitre est en fête. Il est 11h16. Ivre de joie, le héros lève les bras au ciel. Il bondit, il cavale, d’un bout à l’autre de son trimaran. Il fait des signes aux dizaines de bateaux qui l’entourent et qui font de gros bouillons. Dans la marina, il est désormais à quatre pattes sur le flotteur pour répondre à la masse de journalistes. Il est crevé, il dit qu’il faut se méfier de son sourire : « C’est le maquillage qui coule » se marre-t-il.
Noyée dans la foule, Eliane sa maman est là. Bravo Franck lui hurle-t-elle. Il lui répond par un petit geste de la main.
Dix heures plus tard, dans la nuit guadeloupéenne, Francis Joyon coupe à son tour la ligne d’arrivée. Joyon est second. « Francis, toujours là au rendez-vous. C’est un extraterrestre ce gars-là » résume joliment Lionel Lemonchois.
Il regarde, de ses grands yeux bleus, cette foule qui crie son nom. Il semble perdu, prêt à vite prendre ses jambes à son cou pour éviter ce bain de foule.
« Je suis humain et je crois en ce que je fais, donc ce résultat ne me convient pas. »
Thomas Coville
Toujours en mer, à l’intérieur de la coque, il y a un marin qui fait et refait la course. Il cherche le pourquoi d’une telle punition. La victoire, c’est ça qu’il était venu chercher, pas la 2ème et encore moins la 3ème place.
Thomas Coville a mal. Il a la gorge nouée. « Quand vous mettez autant de force et d’engagement dans ce type de projet, il est normal d’être déçu. Je suis humain et je crois en ce que je fais, donc ce résultat ne me convient pas. »
Franck Cammas l’attend sur le ponton. C’est lui qui tient à amarrer le bateau de son copain Thomas. « L’hiver dernier quand on était ensemble sur le trophée Jules Verne, on s’est lancé un concours : le premier qui arrive prend les amarres de l’autre ».
A son arrivée, Bilou demande une clope et une bière bien fraiche
Cammas est encore là, cinq jours plus tard, pour accueillir un autre de ses anciens équipiers. Lionel Lemonchois est grand. Quatre ans après sa victoire phénoménale, il récidive… cette fois-ci avec un bateau plus petit (un multicoque 50 pieds).
Qu’importe… le marin est heureux.
En matière de doublé, un autre navigateur illumine cette 9ème édition de la Route du Rhum. Roland Jourdain est en état de grâce. A bord de son monocoque IMOCA, l’autre catégorie reine de la course, il lève les poings vers le ciel. 13 jours et 17h après son départ de la cité corsaire, le voici sous une chaleur tropicale au paradis.
Dans les pages de Libération, Jean-Louis Le Touzet raconte : « A son arrivée, il demande une clope. Et une bière bien fraiche, si c’est possible.» Oui un champion, ça fume parfois et ça boit, mais pas forcément comme un évier. Jourdain se dit qu’il est en train de fumer la meilleure cigarette en buvant la meilleure bière jamais brassée. « Ce sont ces instants qui font qu’on se dit qu’on ne fait pas tout ça pour rien ! C’était bon… » .
Dans sa tête, Franck Cammas, lui, est déjà passé au chapitre suivant. Certes, l’année 2010 restera un cru d’exception avec le record du Tour du Monde (trophée Jules Verne) et une victoire dans le Rhum après trois tentatives infructueuses.
Mais Cammas n’est pas un empereur de la voile à s’endormir sur ses lauriers. Désormais, tout le monde le sait.