On dirait un gamin. Les cheveux en bataille, décolorés par l’eau salée. Laurent Bourgnon est à fond.
Sur les pontons de Saint-Malo, il répond aux journalistes, aux badauds, aux enfants qui le regardent avec des étincelles dans les yeux.
Depuis quelques années, il gagne, partout. Avec lui, ça parait presque facile. Quelques mois plus tôt, il a mis une sacré claque au record de l’Atlantique : 7 jours, 2 heures et 34 minutes pour traverser l’océan en mode solo. Totalement délirant.
Forcément, son ascension fulgurante impressionne. Au départ de la 5éme route du Rhum, c’est l’un des grands favoris.
Laurent Bourgnon fait selon la formule consacrée, partie de ceux qui sont "tombés dedans tout petit".
Il a quatre ans quand la famille appareille de Concarneau à bord d’un Joshua pour mettre le cap vers les îles lointaines : Barbades, Grenades, Iles Vierges.
L’arrivée de son petit frère, Yvan, oblige la famille à reprendre pied quelques temps sur la terre ferme.
Lorsque Laurent Bourgnon attaque le tour de la Guadeloupe, la partie n’est pas encore gagnée. Car Laurent sait que cette ultime difficulté du parcours recèle quelques pièges, notamment la panne de vent derrière l’écran montagneux de la soufrière.
L’affaire se corse lorsqu’il casse son écoute de grand voile. Une réparation de fortune gérée, voilà le franco-suisse déterminé à ne plus rien lâcher.
Quelques heures plus tard, le voilà acrobate, faisant la roue sur les filets de son trimaran lancé vers la ligne d’arrivée. Laurent Bourgnon est heureux. Il court, il saute, il rit. Il se suspend à son bout dehors et s'enfonce à mi-corps dans l'eau de Guadeloupe. Le Rhum lui appartient.
« Comme si au terme de sa traversée la plus réfléchie, au moment de rejoindre le cercle des navigateurs reconnus, il lui fallait adresser un dernier clin d'oeil à sa jeunesse de chien fou, à sa réputation de casse-cou.
Le temps de ses acrobaties, ses yeux devaient briller de la même malice que ceux d'un ado débarquant en novembre 86 sur le ponton de la marina de pointe à pitre. »
Le Rhum lui appartient
«Je suis sur la route du soleil ». Laurent Bourgnon a réussi là où d’autres ont échoué : passer au travers des dépressions, sans s’attarder. Depuis l’abandon de Loïc Peyron, il a repris la commande de la flotte. Fin du suspens donc. Si Bourgnon ne casse pas, la Route du Rhum lui semble belle et bien promise.
Pourtant, un autre marin va venir chatouiller ses ambitions. Le normand Paul Vatine a su flairer le bon plan avec ses conseillers météo : un couloir d’alizés puissants qui le fait revenir comme une fusée. Alors Vatine se jette dans la fosse aux lions. Il cravache et grignote petit à petit sur l’avance de Bourgnon.
Après deux jours de bataille intense en approche de la Guadeloupe, moins de trente milles séparent les deux finalistes.
Pendant ce temps, Loïc Peyron continue sa chevauchée en tête sur l’océan avec son alter ego Laurent Bourgnon.
Le premier a choisi la route Nord, le second la route Sud. Mais l’histoire s’arrêtera là.
Décidemment, la Route du Rhum se plait à tourner le dos à Loïc Peyron.
Après de grosses galères en 1982, un démâtage en 1986 sur la ligne de départ et un abandon sur avarie en 1990, voilà donc notre Loïc cette fois ci prêt à conjurer le sort. Mais après quatre jours de course, un bout du bas hauban de son voilier, lâche.
Loïc laisse alors ce message à Claude Develay, le PDG de Fujicolor : « Salut Claude, tu as la primeur de l’info…J’ai pris le mât sur la g…vers 22h hier soir. Je rentre à la maison demain avec un gréement de fortune…A plus Claude et désolé ».
La course perd alors l’un de ses leaders, et Peyron, l’espoir de mettre fin à cette vilaine série noire. Le navigateur, comme d’habitude, n’en perd pas moins son sens de la formule.
« En somnambule, il s’y est accroché, comme à la vie, il n’a pas lâché »
Florence Arthaud
Au milieu de la nuit, 3 jours après le départ, un appel met en alerte le PC course.
Halvard Mabire est inquiet, il sent sa quille bouger. Quelques heures plus tard, Mabire déclenche sa balise de détresse. Dans une mer très dure, avec des vagues de plus de 6 mètres de creux, la quille a lâché. Aussitôt, le bateau a chaviré. Sur sa coque glissante et retournée, le marin va s’attacher au safran de son gouvernail durant plusieurs heures.
« En somnambule, il s’y est accroché, comme à la vie, il n’a pas lâché » résumera joliment Florence Arthaud dans l’Equipe.
Dès réception du signal de détresse, un avion de la Marine nationale décollait de Lann Bihoué près de Lorient. Une fois sur la zone de recherches, l’avion va tourner plus d’une heure avant de repérer le bateau et son naufragé, miraculeusement indemne.
Jusqu’alors, jamais le Rhum n’avait frappé aussi fort d’entrée.
Deux jours après le départ, quatre bateaux font déjà demi-tour vers la Bretagne, dont le trimaran de Mike Birch victime d’un démâtage. Et le pire reste à venir. Une dépression extra-tropicale baptisée Florence par les météorologistes américains est attendue. « Décidemment, à chaque fois, on tombe dans les bras de Florence » raconte Bourgnon en direct des mers.
Mais la Florence qui s’annonce n’a rien d’une aimable fiancée de l’Atlantique, elle aurait même plutôt la tronche repoussante de la sorcière mal aimée. Sur l’échelle de l’amiral Beaufort, elle sourit à force 10.
Plus scientifiquement, ça donne du 50 nœuds avec rafales à 80 nœuds. Le marin coqueluche des Guadeloupéens, Claude Bistoquet, n’aura plus le loisir de manger des gâteaux de riz.
Peyron la voit très bien venir : « droit dessus, pile poil dans le nez. Au pire, je me mets à sec de toile et dodo. »
La menace du cyclone finira par s’estomper, et pourtant, la liste des fortunes de mer, déjà nombreuses dans cette route du Rhum, va continuer à s’allonger.
Francis Joyon lui n’a pas les dieux de son coté. Alors qu’il réalise un départ canon derrière Bourgnon, il se retrouve stoppé dans son élan à quelques encablures du Cap Fréhel.
« J’allais vite et un bateau spectateur s’est mis sur ma trajectoire. Nous étions en route de collision. J’ai été obligé de lofer en grand. Ma voile s’est décrochée, puis la drisse s’est cassée ».
Après avoir tenté diverses manœuvres pour récupérer son gennaker chalutant sous sa coque, Joyon doit se résoudre à plonger pour couper le bout coincé entre l’hélice et la dérive. Joyon repart, mais 2 jours plus tard, le sort s’acharne.
C’est cette fois-ci un objet flottant non identifié qui vient percuter son navire. Le safran est arraché. « Ma vie n’est pas en danger, je reste à bord ». Après un retour au stand pour réparation, Joyon, décidé à ne pas lâcher le navire et la route des Antilles, se relance dans la course…pour quelques jours.
Son mât défaillant le fera finalement plier. La Route du Rhum ne voulait décidemment pas de lui cette année-là.
« On sort du duel Senna-Prost en Formule 1 alors sur la mer aussi il faut qu’il y ait de la bagarre »
Laurent Bourgnon
Jolie brise de secteur Sud-Est, mer plate. Pas une seconde à perdre se dit Loïc Peyron qui sera le premier à pointer les étraves argentées de sa monture sur la ligne de départ.
Mais le Baulois, en avance de quelques secondes, est rappelé à l’ordre. Il lui faudra refaire un tour de manège avant de s’élancer dans la course. Niché sur le siège de sa coque au vent, le flotteur dans les airs, Bourgnon prend les allures d’un aviateur. Fidèle à son habitude, il attaque, d’entrée de jeu.
Bourgnon-Peyron, c’est le duel que la presse s’amuse « à vendre » un peu partout. « On sort du duel Prost-Senna en Formule 1, alors sur la mer aussi on veut qu’il y ait de la bagarre » estime Laurent Bourgnon dans une interview.
En 1994, pour la première fois dans la Route du Rhum, multicoques et monocoques font bande à part. Il y aura deux courses dans la course.
Comme la vie est parfois bien faite, ils sont le même nombre d’inscrits dans chacune des catégories. En ce dimanche de début novembre, les conditions sont idéales pour lancer la course.
Mais quelques années plus tard, les voilà repartis à l’assaut du Pacifique.
Aux Marquises, Laurent étonne les petits copains en se rendant à l’école en Planche à Voile.
Lors de ce voyage initiatique, Laurent se forge une carapace. La mer peut se montrer violente, pour ne pas dire apocalyptique.
Dans l’ouest du Pacifique, le voilier est pris dans une queue de typhon : « on a passé 72 heures à la cape sous les assauts de vents démentiels. Avec mon frère nous dormions calés sous la table, la peur au ventre .»
« Avec mon frère nous dormions calés sous la table, la peur au ventre »
Laurent Bourgnon